BIG EYES-Noces funèbres
Dans les années 1960, aux Etats-Unis, le peintre Walter Keane connait un succès retentissant grâce à ses étranges peintures représentant des enfants avec de grands yeux. Le problème, c’est que tout cela n’est qu’une supercherie. La vérité finit par éclater: Walter n’est pas l’auteur de ces peintures. Elles sont l’œuvre de sa femme Margaret. Un procès retentissant donnera justice à cette femme, dépossédée de son œuvre par son mari.
Il est assez consternant de voir comment certains critiques traitent le nouveau film de Tim Burton. On peut lire des choses telles que « téléfilm de luxe », « sans âme », « l’auteur de Edward Aux Mains D’Argent a disparu », « Burton s’est définitivement vendu », etc. Pour tous ces gens, si Tim Burton ne livre pas un film gothique sombre avec Johnny Depp, il ne fait pas du Burton mais du commercial. Big Eyes est un biopic. Hérésie! C’est un genre si académique! Donc ce n’est pas du Burton. Et Ed Wood, autre biopic, c’est du poulet? Ah mais là, il y avait une imagerie gothique, mon brave, c’était du Burton! Car pour ces imbéciles, Burton=gothique sombre. Mais si ces plumitifs faisaient correctement leur boulot, ils auraient remarqué que la création artistique, la place de l’artiste dans la société et sa relation à son œuvre sont au cœur de bon nombre de ses films: Batman (et son Joker artiste anarchique et maudit), Edward, Ed Wood, Charlie et La Chocolaterie, Sweeney Todd et même Alice avec son Chapelier Fou. Big Eyes s’inscrit complètement dans l’œuvre de Burton. Le cinéaste y développe sa thématique avec un peu plus de complexité.
Le film est avant tout un formidable portrait de femme artiste. A travers Margaret Keane (interprétée par une épatante Amy Adams), le cinéaste traite de l’émancipation de la femme (thème inhérent au contexte des années 1960) et de son droit à la liberté, loin du devoir conjugal si terne. Au début du film, Margaret quitte son mari, en emmenant sa fille avec elle. Elle s’en va loin d’une banlieue proprette où elle étouffe et rejoint San Francisco, synonyme de liberté. Margaret est peintre. Du moins, elle a un don pour la peinture. C’est une femme qui rêve de vivre de son art. Malheureusement, il faut faire bouillir la marmite. Elle travaille dans une fabrique de lits pour enfants qu’elle décore de dessins enfantins conventionnels, tout en continuant son œuvre personnelle comme loisir. Bien sûr, le parallèle avec Tim Burton est indéniable: il a souffert, à ses débuts, chez Disney de ne pas pouvoir s’exprimer. Et il sait maintenant qu’il doit alterner commandes et films personnels s’il veut continuer à travailler.
La rencontre avec Walter est capitale pour Margaret. Elle va pouvoir vivre de son don artistique. Mais à quel prix? Elle va devoir s’effacer devant son ogre de mari et se voir déposséder de son intimité artistique. Car l’artiste est son art, pour Burton. Lui enlever, c’est le tuer. Quand Walter veut savoir le nom de Margaret, il regarde sa signature sur la toile. L’artiste et l’œuvre ne font qu’un. Comme tant d’artistes burtoniens, Margaret va être contrainte à la solitude et à vivre en recluse dans sa propre maison, pour que le secret ne soit pas éventé. Elle doit même se cacher de sa propre fille. Elle devient dépressive et fume cigarettes sur cigarettes. Il est toujours dur de concilier le fait de s’isoler pour créer et de partager son œuvre avec le public chez Tim Burton. Son héroïne maudite, Burton la filme comme une héroïne hitchcockienne dans un San Francisco en couleurs qui rappelle presque Vertigo au détour de quelques plans. La couleur et la joliesse de l’ensemble cache ici un drame très sombre. Le contraste est pertinent. La réalisation de Burton est magnifique, d’un classicisme assumé et élégant. Et rappelons-le aux ignorants, c’est son style naturel!
Le portrait de Walter Keane est très intéressant lui aussi. Saluons ici la performance hallucinante de Christoph Waltz, formidable menteur-baratineur, tantôt ridicule, tantôt inspiré et qui devient franchement effrayant sur la fin. La scène du procès est hilarante et Waltz y livre un one man show schizophrénique de haute volée! Walter Keane est le monstre de l’histoire. Mais Tim Burton aime les monstres qui sont souvent des êtres solitaires et torturés chez lui (cf Le Pingouin de Batman Returns par exemple). Burton est fasciné par Walter et nous le fait même prendre en pitié. Car qui est ce type au fond? Un rêveur qui s’ennuie dans son boulot d’agent immobilier et qui rêve d’être un artiste pour transcender son morne quotidien. Mais Walter n’a aucun don. Alors il s’approprie le travail des autres. Il arrive même à se persuader lui-même de son talent. C’est un gosse qui rêve d’une meilleure vie mais qui s’y prend mal. Il aime sincèrement sa femme mais sa mégalomanie l’empêche de voir le mal qu’il lui fait. Et l’argent vient le corrompre. Le succès le transforme en monstre capitaliste (la grande crainte de Burton) qui se contente de gérer « son » œuvre et de la photocopier. La scène où il assiège son épouse dans son atelier est à ce titre remarquable: deux conceptions de l’artiste s’affrontent. L’artiste mercantile et narcissique presse l’artiste idéaliste et marginal de le laisser entrer, donc de faire du pognon facile et non de l’art.
Car Margaret vit cette pression comme un calvaire. Son style est copié et recopié. Par les autres. Et par elle-même. Le parallèle avec Tim Burton est saisissant. Lui aussi a été imité et pompé. Lui aussi s’est parfois caricaturé et perdu dans un art plus commercial. Burton le sait. C’est un autoportrait très intime qu’il nous livre à travers Margaret Keane. La meilleure scène du film la voit dans une grande surface où elle constate que son œuvre est devenue un art de supermarché. L’artiste pure et sincère a peur de se voir transformer en une chose qui n’est pas elle. Car ses tableaux, étranges et mélancoliques, reflètent son âme et sa sensibilité. Mais elle s’essaiera à un autre style quand Walter veut capitaliser sur l’œuvre passée. C’est l’affrontement entre originalité et conservatisme chez l’artiste, qui doit apprendre à se renouveler.
Bref, Big Eyes est un grand film burtonien. Note: 17/20
Big Eyes, de Tim Burton, avec Amy Adams et Christoph Waltz, en salles depuis le 18 mars.
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